Le projet de Gengis Khan

En prenant le nom de Gengis Khan, Khan océanique, Temüdjin rejette le titre dévalué des anciens Khans mongols du XIIe siècle et affirme d'emblée sa prétention à la royauté universelle. Il doit n'y avoir, disait-il, qu’« un seul souverain sur la terre comme il n'y a qu'un dieu dans le ciel. » Avec férocité mais avec détermination, le souverain mongol et ses fils se sont lancés dans la constitution à leur profit de cette monarchie universelle. Il entend réaliser cet objectif au profit de son peuple car, en devenant grand Khan, il est devenu le chef de « tous ceux qui vivent sous les tentes de feutres. »

Cinquante ans de guerre suffiront pour unifier dans un même Empire, le plus gigantesque que la Terre ait connu jusqu'alors, les rives de la Méditerranée orientale à celle de l'Océan Pacifique.

La conquête Mongole s'accompagna de graves dommages pour les pays conquis. Les populations furent massacrées ou déportées, les villes incendiées et rasées, les campagnes dévastées et dépeuplées. Ces exactions n'avaient pas seulement pour but de répandre la terreur et d'empêcher toute résistance organisée: elles étaient aussi au service d'un projet de société.

La Grande Yasa

Dès le grand Courilté de 1206, Gengis Khan fait rédiger le texte de sa loi impériale, la grande Yasa. Si le texte en est aujourd'hui perdu, nous en connaissons les grandes lignes par différents témoignages. La grande Yasa affirme les principes du nouvel Etat mongol et en codifie les structures.

Les grands principes en sont la domination universelle (Temüdjin se veut Khan océanique c'est à dire qu'il entend dominer les terres jusqu'à leurs limites océaniques), l'unité de tous les nomades de Mongolie en une seule et même nation, l'Oulous des Mongols, la tolérance religieuse et la fidélité à la famille du grand Khan, la famille d'Or ou Altyn Kin.

Au côté de la Grande Armée Impériale, dont la grande Yasa définit l'organisation en unités décimales (troupes de 10, 100, 1000 et 10000 hommes) et l'entraînement (auquel appartiennent les grandes battues hivernales, véritables manoeuvres militaires), on définit dès 1206 les prérogatives de la future administration civile de l'Empire et on met sur pied le fameux service des postes, le yam.

Considérée comme d'essence divine, la grande Yasa jette aussi les bases d'un droit Mongol, à la fois international, civil, commercial et pénal. D'un point de vue pénal, la Yasa, d'une grande sévérité, prévoyait la peine de mort pour presque tous les délits: indiscipline, meurtre, vol, banqueroute, adultère, manquement aux coutumes, etc.

Que faire de territoires conquis?

Souverain d'une population de nomades éleveurs, Gengis Khan ne voyait au départ aucun autre intérêt aux villes que le pillage. Quant aux terres agricoles, ils voulaient les changer en steppes pour l'élevage. En dehors des artisans, qui eurent parfois la chance d'être déportés en Mongolie, les populations sédentaires étaient presque systématiquement massacrées à la moindre velléité de résistance. On frémit par exemple à la lecture des chroniques musulmanes qui décrivent les dommages au Charisme. Ce ne sont que villes anéanties, digues détruites, canaux d'irrigation coupés et dérivés en marécage, semences incendiées et arbres fruitiers sciés à la base. En quelques mois, ce sont des millénaires de labeur agricole qui sont réduits à néant. Par la suite, le Charisme ne devait plus jamais retrouver sa prospérité d'avant la conquête mongole.

Cependant, dès le vivant de Gengis Khan, les Mongols allaient être amenés à revoir leur position. Le ralliement rapide des turcs Ouïghours à la civilisation brillante allait doter l'Empire de conseillers et d'administrateurs compétents. Par ailleurs, dans les années 1220, le Khitaï Yeliu Tchou-tsai, ancien conseiller des Empereurs Kins de Chine du nord, parvient à convaincre le grand Khan de l'intérêt qu'il y a à prélever des impôts plutôt que de détruire les cultures ou de mettre à sac les villes. Son intervention sauve les sujets chinois de l'Empire que les généraux Mongols voulaient exterminer afin de rendre leur terre à la steppe.

La tolérance religieuse

Les Mongols n'entendaient pas imposer leur foi. En fait si les grands Khans s'intéressent aux questions religieuses (organisant des débats entre théologiens comme celui auquel participe Guillaume de Rubrouck en 1254), ils refusent longtemps de choisir entre les religions à prétention universelle qui se disputent la suprématie. Même s'il finissent par se convertir à l'une d'elle (ainsi Kubilay grand Khan entre 1260 et 1294 se convertit au bouddhisme), ils continuent de respecter les autres cultes et rejettent le fanatisme. En territoire Mongol, chacun est libre de professer sa foi. Aucune discrimination de nature religieuse n'est mise en oeuvre dans le recrutement des serviteurs de l'Etat. les grands Khans n'hésitent pas en effet à s'entourer de conseillers de toutes tendances: bouddhistes, musulmans, chamanistes et même chrétiens de différentes tendances. La tolérance religieuse et la neutralité de l'administration mongole dans le domaine des cultes forment à cet égard un contraste saisissant avec les habitudes dans les autres Etats de cette époque.

La scission de l'Empire

L'Empire est si vaste qu'il ne tarde pas à se diviser: Chine des Yuans à l'est, Horde d'Or à l'ouest (au nord de la Caspienne, du Caucase et de la Mer Noire), Ilkhans d'Iran plus au sud, en pays musulman et Khanat de Djaghataï au centre entre les Yuans et la Horde d'Or ou les Ilkhans.

Après 1260 et malgré la domination théorique des souverains Yuans, l'unité de l'Empire est donc rompue au profit de ces Khanats devenus autonomes. Cette scission marque le renoncement effectif mais inavoué à l'un des principes premiers du projet gengiskhanide: la prétention à la royauté universelle.

Partout, à l'exception du Khanat de Djaghataï, les Mongols ne représentent qu'une infime minorité de la population. Il faut dire qu'à la différence de ce qui s'était produit avec les grandes migrations hunniques, les Mongols sont pour la plupart restés en Mongolie. Sur 129000 guerriers mongols recensés en 1227, 101000 dépendent de Tului, fils de Gengis Khan chargé de gouverner la Mongolie à la mort de son père. Ainsi, cela ne laisse que 28000 hommes pour le reste de l'Empire. Selon l'historien Persan Rachid al-Din la puissante Horde d'Or n'aurait jamais compté plus de 4000 Mongols.

Mais alors comment les Mongols ont-ils fait pour dominer la plus grande partie du Monde connu pendant autant de temps? Malgré leurs qualités militaires et leur discipline de fer, les Mongols n'auraient pu se maintenir au pouvoir aussi longtemps (Les Yuans ne sont chassés de Chine qu'en 1368, la Horde d'Or n'est détruite qu'en 1502) sans l'appoint d'une partie des populations subjuguées. Très tôt, en fait, les Mongols accueillent d'autres nomades dans leur rangs, particulièrement des turcs. Dans les armées des Khans, on finit par trouver une majorité de turcs. Le chiffre de 7 turcs pour 1 mongol a même été avancé.

Les Ilkhans et la Chine des Yuans ne tardent pas à devenir des Etats purement persans et chinois. En s'assimilant aux populations locales, et en se convertissant à l'Islam et au bouddhisme, les conquérants ne tardent pas à perdre leur identité.

Quant aux mongols de la Horde d'Or, ils ne tardent pas à se turquiser complètement. La langue comane (ou kiptchak), un dialecte turc, devient la langue commune du Khanat. En dépit de la présence de nombreux nomades éleveurs, turcs pour la plupart, la Horde d'Or comprend aussi de grandes surfaces cultivées (Ukraine, rives de la Mer Noire et de la Mer d'Azov, Caucase septentrional et l'ancienne grande Bulgarie, dans les environs de l'actuelle Kazan). Par ailleurs, après les destructions de l'invasion, les Khans de la Horde d'Or ont tendance à favoriser l'urbanisation. De nouvelles villes sont même créées: Kazan, Astrakhan et Saray, la capitale.

Les derniers gardiens de la grande Yasa

Si l’on met de côté la Mongolie contrôlée en fait par les Yuans de Chine, c'est dans le Khanat de Djaghataï que les Mongols sont restés le plus longtemps fidèles à leur culture et aux principes de la grande Yasa dont ils se considéraient comme les gardiens.

Le Khanat de Djaghataï n'était cependant pas purement une terre de nomadisme habitée par les seuls Mongols. On pouvait y distinguer trois zones principales

Au nord on trouvait le Mogholistan, terre de nomadisme, qui, malgré quelques villes (Tokmak, Kayalik et Almlik) était essentiellement un territoire de nomades sans administration et sans sens de l'Etat.

Plus à l'est, l'Ouïghourie, un pays de haute culture littéraire et artistique dominé par une population turcophone sédentaire.

Au sud, la Transoxiane et le Charisme, terres d'Islam urbanisées et en partie agricoles. Si le Charisme ne retrouve pas sa prospérité d'avant la conquête, la Transoxiane, elle, se relève avec Mahmud Yelwach, administrateur musulman de la Transoxiane dès l'époque de Gengis Khan, et sous ses successeurs. En dépit d'une invasion des Ilkhans en 1273, Boukhara deviendra florissante sous la domination mongole. Marco Polo décrit cette Cité comme la meilleure de la Perse.

La restauration des Cités et des cultures agricoles se fait en dépit des Khans Djaghataïdes et non sur leur intervention. En héritiers du projet originel de Gengis Khan, les Djaghataïdes haïssent les villes et les cultures. Ils ne conçoivent pas l'intérêt de se choisir une capitale. En fait, il leur arrive parfois de prendre d'assaut et de piller des villes qui leur appartiennent. Soucieux de ne pas se laisser assimiler et corrompre par les civilisations, ils n'évoluent que bien plus tardivement que leurs homologues des autres parties de l'Empire de Gengis Khan.

Après 1260, le Khanat de Djaghataï s'affranchit de la tutelle parfois pesante du grand Khan. En 1266 le nouveau Khan, Mubarak Chah est destitué par les nomades parce que musulman. Son successeur, Barak, accepte la convocation d'un Courilté pour résoudre les problèmes sociaux liés à la cohabitation dans un même Empire des nomades et des sédentaires. En dépit des pressions des nomades conservateurs, des mesures sont prises pour protéger les terres cultivées: les troupeaux se voient interdire de paître dans les champs. En dépit d'une turquisation et d'une islamisation progressive, les mongols traditionalistes résistent pied à pied pour conserver leurs traditions.

Kebek, Khan Djaghataïde entre 1309 et 1326, finit pourtant par abandonner la steppe et le nomadisme pour se fixer dans un château en Transoxiane. Il reste cependant fidèle à l'antique religion Mongole et s'engage auprès des nomades à se rendre chaque année parmi eux dans le Mogholistan.

Son successeur Tamachirin, Khan de 1326 à 1333, est un nomade. Il se convertit cependant à l'Islam. Cette conversion déplaisant aux nomades, ces derniers le déclarent déchu et proclame à sa place Djenkchi, un de ses neveux.

A partir de ce moment le Khanat de Djaghataï a donc donné naissance à deux royaumes: le Mogholistan au nord et la Transoxiane au sud. Au nord se produit une vive réaction contre l'Islam. Les clans traditionalistes du Mogholistan renoncent alors au principe de tolérance religieuse énoncé et appliqué par Gengis Khan. Au sud, le Khan est bientôt renversé par la noblesse turque. Par la suite, les Djaghataïdes sur le trône de Transoxiane ne seront que des fantoches manipulés par l'aristocratie turque. Cependant, on continue de respecter la légitimité gengiskhanide en ne nommant longtemps que des Khans issus de la lignée de Djaghataï. Au Mogholistan, les derniers gardiens de la grande Yasa ne peuvent empêcher la conversion à l'Islam de Tughluk Temür, le Khan qu'ils s'étaient choisis en 1347. Après cette date on peut considérer que le Mogholistan est presque entièrement turquisé et islamisé.

Amphisbène