La Guerre du Péloponnèse n'aura pas lieu

Longtemps on a vu dans la guerre du Péloponnèse l'inévitable confrontation de deux impérialismes à prétentions hégémoniques sur l'Hellade: celui de Sparte et celui d'Athènes. Les visées de l'impérialisme athénien auraient en quelque sorte contraint les lacédémoniens à prendre les armes contre la cité de Périclès.

De fait, ce scénario semble bien avoir été celui de la première guerre du Péloponnèse, celle qui se déroule entre 461 et 446 et dont l'issue se traduit par la conclusion de la paix de trente ans entre les belligérants.

Jusqu'en 462, tant que Cimon reste sur le devant de la scène politique athénienne, peut subsister, tant bien que mal, la fiction, au moins formelle, d'une prééminence de Lacédémone sur toutes les autres cités de l'Hellade, y compris Athènes. Après son ostracisme, Athènes peut désormais clairement exprimer son ambition: plus question pour elle de continuer à laisser brider ses entreprises par Lacédémone, ni à cette dernière de voir contester son hégémonie sans réagir. Le conflit était devenu probable depuis 478/7 et la création de la ligue de Délos, après le départ de Cimon et la fin de sa politique d'apaisement, il devient inévitable. En 461, la guerre éclate pour un prétexte futile pour ne prendre fin qu'en 446 sans qu'il y ait eu d'engagement véritablement décisif. Par la paix de trente ans, un compromis est trouvé: la cité de Périclès reconnaît à Lacédémone son hégémonie sur le Péloponnèse pendant que cette dernière accepte de s'accommoder de l'existence de l'empire maritime de sa rivale.

Il reste à savoir si, comme on l'a souvent dit, cette paix ne règle rien, et si la guerre du Péloponnèse qui éclate en 431 n'est en fait que la réédition dans les mêmes termes du conflit précédent.

A y regarder de plus près, cela ne paraît pas du tout certain[1]. D'abord, en 431, l'équilibre établi par la paix de trente ans n'est pas rompu: il semble même que la lettre du traité ne soit pas, dans un premier temps, violée. En premier lieu, aucune des affaires que Thucydide mentionne comme des causes directes de la guerre n'est formellement en contradiction avec les traités. Ensuite, entre 445 et 431, l'empire athénien connaît plus une consolidation qu'une expansion et cela sans mettre en cause l'intégrité de la ligue du Péloponnèse.

Ajoutons un autre facteur qui concourt à empêcher la guerre entre Athènes et Lacédémone: l'amitié qui existe entre leurs dirigeants. Que l'aristocrate Cimon ait été l'ami de Sparte et qu'il ait appelé son fils Lacédémonios n'est de nature à surprendre personne. Ce qui est plus étonnant c'est le lien d'amitié qu'atteste Thucydide entre Périclès et le roi spartiate Archidamos. En mai 431, ce dernier lorsqu'il fait ravager méthodiquement l'Attique par ses troupes, épargne les terres de son ami alcméonide.

En dépit d'affirmations contraires des uns et des autres, il est probablement inexact que Périclès s'attendait de longue date à la guerre. S'il avait cru à un conflit d'envergure contre la ligue du Péloponnèse dès 431 il n'aurait certainement pas commencé, au plus mauvais moment possible, la campagne contre Potidée en Chalcidique. Cette action prive en effet sa cité d'hommes et d'argent (elle aurait coûté en fin de compte 2000 talents), alors qu'elle en aurait eu besoin ailleurs. Le décret mégarien, quant à lui, n'est pas un acte de guerre. Cette interdiction faite aux négociants de Mégare de pénétrer dans les ports de l'empire athénien est, tout au plus, une mesure de représailles au soutien apporté par leur cité à Corinthe dans sa guerre contre Corcyre, nouvellement alliée avec Athènes. En cas de certitude quant à l'imminence du conflit, une mesure plus efficace aurait consisté à s'emparer de Mégare par surprise. De cette manière, la cité de Périclès aurait pu protéger l'Attique des invasions terrestres péloponnésiennes et menacer fortement Corinthe. Le fait que la prévoyance de Périclès ait doté la cité des moyens financiers de soutenir une guerre longue ne prouve nullement que l'homme d'état ait prémédité le conflit de longue date. Quand les exigences lacédémoniennes deviennent trop fortes, il est cependant près, puisqu'il le faut, à engager les hostilités avec confiance.

Tout indique que de leur côté, les spartiates n'étaient pas davantage prêts au conflit. Ils n'ont ni flotte digne de ce nom, ni trésor de guerre. Ils s'attendaient si peu à la nécessité d'une nouvelle guerre qu'ils n'ont pris aucune mesure particulière pour la préparer[2]. Jusqu'en 432, d'ailleurs, le parti de la paix dont Archidamos est, peut-être, le membre le plus éminent reste majoritaire. Une famille lacédémonienne illustre n'hésite pas à appeler ses rejetons de cette époque Péricléidas et Athénée pour souligner ses liens d'amitié avec Athènes et son dirigeant. Ce sera d'ailleurs cet Athénée qui plus tard en 421 signera la paix de Nicias pour Lacédémone.

En fait, en 431, les belligérants savent que les rapports de forces (suprématie terrestre de Sparte et domination maritime d'Athènes) empêchent d'espérer une issue militaire immédiate au conflit.

Mais, dans ce cas, si cette guerre n'était voulue ni à Lacédémone, ni à Athènes, et si, de plus, elle paraissait ne rien pouvoir régler, comment a-t-elle bien pu se déclencher?

A cela deux explications majeures: les faiblesses de la paix de trente ans qui, dans ses clauses, contenait le germe de nouveaux conflits et l'attitude belliqueuse de certains des alliés.

La paix de trente ans donnait ou laissait à Athènes le contrôle de cités traditionnellement amies de membres de la ligue du Péloponnèse. C'est le cas d'Egine dont les liens avec Sparte sont connus et surtout de Potidée, colonie corinthienne gardant des liens assez étroits avec sa métropole. Par ailleurs, la paix de trente ans laissait les neutres, c'est à dire les cités grecques n'appartenant à aucune des deux ligues de Délos ou du Péloponnèse, s'y engager librement. En 433, Corcyre entre donc dans l'alliance d'Athènes[3]. Le conflit opposant Corcyre à son ancienne métropole Corinthe ne fera pas peu pour envenimer les choses.

En 431, une cité fait tout pour entraîner ses alliés dans un conflit militaire avec Athènes: Corinthe. Pourquoi un tel bellicisme? Au Ve siècle, Corinthe, l'une des plus prospères cités marchandes de la Grèce, se fait évincer de presque tous les marchés par la concurrence athénienne. Après avoir été une des cités les plus importantes de l'Hellade, elle n'est désormais plus qu'une cité de second plan face aux titans que sont Athènes et son alliée Lacédémone. Il n'est plus qu'un seul domaine du monde hellénique où Corinthe continue de conserver un reste de son antique influence: l'ouest (Sicile et Grande Grèce). Depuis peu cependant, cet ancien domaine réservé est de plus en plus menacé par les initiatives des Athéniens. En 458/7, un traité associe Athènes et Egeste (ou Ségeste). Vers 440, une alliance est conclue entre la cité de Périclès et Rhegium/Léontiné. Elle est même renouvelée en 433/2. En 444/3, les athéniens fondent Thourioi sur l'ancien site de Sybaris en Grande Grèce. En 433, ils font alliance avec Corcyre, une ancienne colonie de Corinthe. A la même époque, l'athénien Diotime effectue un voyage à Naples. On le voit, Corinthe a des raisons de se sentir menacée. Plus que la perte de ses derniers marchés de l'ouest, c'est peut-être la crainte d'y perdre définitivement son influence qui pousse Corinthe à rechercher l'anéantissement de l'expansion athénienne. Il n'est pas certain que les entreprises d'Athènes vers la Sicile et la Grande Grèce aient réellement représenté une menace pour Corinthe, mais elles ont pu être perçues comme telles par des corinthiens nostalgiques de leur grandeur passée et déterminés à ne plus lâcher prise une fois encore. Cette attitude a été encouragée par l'attitude belliqueuse de Corcyre qui a tout fait pour nuire aux intérêts de son ancienne métropole.

De leur côté, les béotiens, également alliés de Lacédémone, cherchaient à s'agrandir aux dépens d'Athènes et de ses alliés. Ce sont les thébains qui en attaquant Platée, alliée d'Athènes, en avril 431, rompent de facto la paix de trente ans.

Poussés par leurs alliés et par l'attitude d'Athènes envers les éginètes, pourtant sujets de la cité de Périclès mais traditionnellement amis de Sparte, les Lacédémoniens se résolvent à la guerre en formulant aux Athéniens des exigences inacceptables. Désormais, plus rien ne pourra arrêter le déclenchement du conflit.

Amphisbène


Notes

[1]. Voyez Donald Kagan, The outbreak of the peloponnesian war, 19.

[2]. Thucydide I,140-144.

[3]. Thucydide I,31.