La bataille de Mantinée[1]

En 418, en pleine paix de Nicias, des hoplites lacédémoniens et athéniens se font face dans la plaine de Mantinée, au coeur du Péloponnèse. Pour la première fois depuis le VIe siècle, la domination de Sparte sur le Péloponnèse est en danger. Argos qui s'est doté d'un gouvernement démocratique a formé une ligue de cités hostile à Lacédémone et parmi lesquelles on trouve Elis et Mantinée. Orchomène, petite bourgade d'Arcadie située en un lieu stratégique, vient de tomber entre les mains des Argiens et de leurs alliés (parmi lesquels se trouve Athènes) et leur armée menace désormais Tégée, cité d'Arcadie située au nord de la cité de Lycurgue[2]. C'est en effet avec l'entrée de Tégée dans l'alliance de Sparte au siècle précédent que la ligue du Péloponnèse et la puissance lacédémonienne avaient pris leur essor. La défection de Tégée mettrait une fin brutale à cette ligue et à cette puissance.

L'heure est grave. Dans cette situation les lacédémoniens réagissent d'ailleurs avec une rapidité inaccoutumée[3]. Ils décident de dépêcher sans attendre une armée pour sauver Tégée. L'affaire est d'importance aussi décident-ils de donner le commandement de leur armée à l'un de leurs rois. Pléistoanax étant complètement déconsidéré, ils se résignent à envoyer le jeune Agis.

A cette époque Agis n'a guère d'expérience. S'il a déjà dirigé quelques armées, sa malchance ou ses tergiversations ne lui ont jamais permis de mener le moindre combat d'envergure. Plus tôt, la même année, il s'est même replié de l'Argolide sans combattre alors qu'il faisait pourtant face à un adversaire très inférieur en nombre et en qualité. Tout cela incite la cité de Lycurgue à adjoindre à leur roi - humiliation sans précédent - dix Xymbouloi pour le conseiller dans ma conduite de la guerre[4].

Une fois nommé, Agis entreprend de battre le rappel des alliés. Il donne rendez-vous dans la plaine de Mantinée aux alliés restants encore à Lacédémone en Arcadie ainsi qu'aux corinthiens et aux béotiens.

S'il sait qu'il peut compter sur ses alliés arcadiens directement menacés par les entreprises d'Argos, Agis n'ignore pas non plus que le soutien de Corinthe et de la Béotie risque d'être plus mesuré. D'abord, pour rejoindre les lacédémoniens, il faudrait à ces derniers traverser des territoires hostiles. Ensuite la manière dont Agis a traité plus tôt dans l'année ses alliés du nord - les convoquant pour envahir l'Argolide puis renonçant à cette invasion sans même les consulter - n'est pas sans lui avoir aliéné bien des sympathies. Les maladresses diplomatiques passées d'Agis font, qu'au mieux, il lui faudra compter avec la mauvaise volonté des corinthiens et des béotiens à se porter à son secours.

Devant l'incertitude qui pèse sur les renforts qu'il pourrait recevoir, Agis décide de partir vers le nord en direction de Tégée et Mantinée avec la totalité de l'armée lacédémonienne. Agis n'ignore pas que ce commandement est pour lui celui de la dernière chance. S'il échoue, il sera définitivement discrédité auprès de ses concitoyens. Quoiqu'il sache qu'il risque fort d'aborder la bataille en situation d'infériorité numérique, il lui faut emporter la décision rapidement sous peine de voir son commandement remis en cause.

Sur le chemin de Mantinée, Agis apprend une bonne nouvelle: Elis refuse de participer au côté des Argiens à l'expédition contre Tégée. Voilà l'ennemi privé d'un seul coup de 3000 hoplites, ce qui lui fait perdre, au moins momentanément, la supériorité numérique. Rendu confiant par ce fait nouveau, Agis renvoie 600 hommes à Sparte pour en assurer la défense. Avec 9000 hoplites dont 3000 lacédémoniens, il s'apprête à faire face à 8000 hoplites dont 1000 athéniens.

Arrivé dans la plaine de Mantinée, Agis s'installe à proximité du temple d'Héraclès. Conscient de ce qu'Elis ne devrait pas tarder à se repentir d'avoir abandonné ses alliés, il est désireux d'en découdre avec ses ennemis au plus vite. Voyant les Argiens et leurs alliés solidement installés sur une position d'accès malaisé, il fait avancer ses troupes à leur rencontre. Les rangs spartiates sont désorganisés par une avancée en terrain accidenté. Un vieil homme, Thucydide ne précise pas s'il s'agissait de l'un des Xymbouloi mais la chose paraît possible, parvient in extremis à convaincre Agis qu'il court au désastre. Alors que les lacédémoniens se sont avancés à portée de javelot de leurs adversaires, Agis ordonne brusquement le repli[5].

Comprenant qu'il est arrivé trop tard - la récolte est faite - pour qu'il soit possible de faire quitter leur position à ses ennemis par la seule menace d'une destruction des cultures de la campagne environnante, Agis tente de recourir à un autre stratagème. Il se replie vers tégée et entreprend de détourner le lit d'une rivière afin d'inonder le territoire de Mantinée[6]. Il espère de cette manière susciter parmi les mantinéens un ressentiment qui les pousse à convaincre les Argiens de rechercher le combat sans attendre. Son objectif est à la fois d'attirer ses adversaires sur un terrain moins favorable que celui qu'ils ont d'abord choisi et de les inciter à livrer bataille avant le retour des 3000 hoplites d'Elis et l'arrivée de 1000 hoplites athéniens dépêchés en renfort.

Les hoplites Argiens, déçus de n'avoir pas reçu l'ordre de se lancer à la poursuite des lacédémoniens qui se repliaient après avoir interrompu leur approche accusent de trahison leurs généraux que l'appartenance au parti aristocratique de leur cité rend suspects de sympathie pour Sparte[7].

Rendus inquiets par ces accusations, les généraux Argiens se décident à mettre l'armée en branle. Lorsqu'Agis revient dans la plaine de Mantinée, il y est surpris par l'ennemi en formation de combat. N'étaient l'entraînement et l'organisation militaire lacédémonienne, il n'aurait sans doute pas eu le temps de disposer ses troupes pour le combat. Le temps lui ayant manqué pour planifier la bataille, Agis met en place un dispositif purement défensif.

A l'aile droite lacédémonienne, on trouve les Tégéens renforcés par un millier de hoplites spartiates. Au centre le gros des troupes lacédémoniennes côtoie les Arcadiens d'Hérée et de Ménalie. A l'aile gauche, les Arcadiens de Sciritée sont soutenus par des vétérans de Thrace (les anciens compagnons de Brasidas!) et des néodamodéis (il s'agit de membres d'une catégorie de hilotes affranchis). Les 9000 hoplites tiennent sur un front large de 1100 mètres. La cavalerie est répartie sur les deux ailes[8].

Face aux lacédémoniens, les Argiens ont rassemblé leurs meilleures troupes à l'aile droite. On y trouve, au côté des Mantinéens qui défendent leur territoire, la formation argienne d'élite: les mille. Au centre, les autres hoplites argiens tiennent compagnie aux autres alliés arcadiens. L'aile gauche a été laissée aux seuls athéniens: 1000 hoplites soutenus par leur propre cavalerie. Les 8000 hoplites d'Argos et de ses alliés tiennent un front d'une largeur d'environ 1000 mètres[9].

Les Argiens semblent compter sur leur aile droite pour emporter la décision. Les autres secteurs du front paraissent essentiellement être chargés de contenir l'adversaire suffisamment longtemps pour permettre à l'aile droite de le prendre à revers après avoir enfoncé les troupes lui faisant face.

Dans le déploiement initial, les deux ailes gauches sont débordées par les ailes droites ennemies. Pour éviter ce débordement, Agis ordonne à son aile gauche de s'écarter du centre, créant par là même une brèche dangereuse dans son front. Conscient du danger il ordonne, au risque d'en créer une nouvelle, aux deux polémarques en charge du millier de lacédémoniens de l'aile droite: Aristoclès et Hipponoïdas de quitter leur position pour s'intercaler entre le centre et l'aile gauche[10].

A ce moment se produit un événement inouï pour l'armée spartiate: Aristoclès et Hipponoïdas refusent d'exécuter les ordres d'Agis et restent à l'aile droite[11]. Ce refus d'obéissance qui, par la suite, fit condamner les deux polémarques, permit peut-être à leur camp de remporter la victoire: c'est en effet au centre et à la charnière entre le centre et la droite lacédémonienne que les engagements furent les plus décisifs. Une brèche à ce niveau aurait peut-être pu se révéler désastreuse.

L'aile droite argienne n'a aucune peine à mettre la gauche lacédémonienne en déroute. Mais, au lieu de prendre le centre ennemi à revers, elle entreprend de poursuivre les ennemis en fuite, privant ainsi son camp de la possibilité d'un succès aisé. Au centre, certains Argiens s'enfuient à la seule vue des lacédémoniens. Cette fuite détruit la cohésion des rangs centraux et permet aux spartiates d'avancer avec succès, accélérant ainsi la débâcle du centre adverse. A l'aile gauche, les Athéniens, largement débordés sur leur gauche et menacés par l'avancée des spartiates sur leur droite, doivent faire face à un début d'encerclement. Protégés par leur cavalerie, ils parviennent cependant à se dégager puis à effectuer un repli en bon ordre[12].

Triomphant à droite et au centre, Agis effectue un glissement sur la gauche et lance toutes les troupes qui lui restent contre l'aile droite argienne. Les Mantinéens sont décimés mais, sans doute sur le conseil des Xymbouloi, Agis laisse repartir les mille d'Argos en évitant de leur infliger trop de pertes[13].

Quand on songe à la quantité et à la gravité des erreurs commises par Agis, on peut s'étonner de la défaite d'Argos. Tout, ou presque semblait pourtant jouer en la faveur des ennemis de Lacédémone: la surprise, le moral des troupes, l'inexpérience d'Agis. La supériorité numérique de Sparte n'explique pas tout.

En fait, la défaite d'Argos est sans doute d'abord à rechercher dans la faiblesse du dispositif militaire argien.

Rien n'indique l'existence d'un commandement unifié. Les troupes de chaque cité ont donc dû agir indépendamment les unes des autres sans se soumettre à un commandant en chef pour toute l'armée. Agis a peut-être fait preuve de maladresse mais, au moins, il pouvait donner des ordres à toute l'armée. Il ne semble pas avoir eu d'homologue du côté argien.

Par ailleurs, une partie des généraux et même des troupes d'Argos avait une certaine sympathie pour Lacédémone, ce qui peut avoir freiné leur ardeur. Les mille d'Argos aux origines aristocratiques défont les alliés de Sparte qui leur font face mais à aucun moment ils ne s'attaquent aux Lacédémoniens eux-mêmes. Il faut dire que la plupart d'entre eux appartiennent au part argien pro-spartiate. D'ailleurs, quand les spartiates seront en mesure de les anéantir, ils les laisseront partir. Ce sont d'ailleurs ces mille et leurs partisans qui renverseront par la suite la démocratie à Argos et feront à nouveau rentrer leur cité dans l'alliance de Lacédémone.

En ce qui concerne les généraux argiens ayant participé à la bataille, il n'est pas exclu que certains d'entre eux n'aient pas été favorables à la guerre avec Sparte et que dans ces conditions ils n'aient que mollement encouragé leurs troupes au combat.

Pour ce qui est de la fuite d'une partie des hoplites argiens dès le début de la bataille, elle pourrait peut-être s'expliquer par la terreur causée par la réputation d'invincibilité de leurs adversaires et par la crainte d'une trahison des généraux.

Athènes n'est pas sans reproche dans la défaite de ses alliés argiens. Tout d'abord en 418 Alcibiade et le parti belliciste ont perdu les élections au profit de Nicias et des pacifistes. Athènes est encore, au moins techniquement, en paix avec Lacédémone et Nicias ne veut pas risquer une nouvelle guerre généralisée. Aussi s'il ne peut refuser son soutien à Argos, il fait tout pour qu'il demeure le plus réduit possible. Les mille hoplites Athéniens présents sur le champ de bataille n'étaient arrivés qu'au dernier moment, probablement dans l'espoir qu'ils viennent trop tard. Cet effort dérisoire pour une cité de la puissance d'Athènes avait sans doute pour but de ménager Lacédémone.

Si Alcibiade avait été élu à la stratégie à la place de Nicias en 418, Athènes aurait probablement remporté la Guerre du Péloponnèse dans la plaine de Mantinée à la fin du mois d'août. La modération de Nicias semble avoir fait perdre à sa cité une bonne occasion de remporter le conflit l'opposant à Sparte. Si Alcibiade fut envoyé à Argos, ce ne fut que comme ambassadeur pour rassurer les alliés qui commençaient à douter de la volonté d'Athènes à soutenir leur cause, mais il ne fut doté d'aucun pouvoir ni d'aucun commandement. Ce n'est pas à lui mais à des associés de Nicias que fut confiée la direction du contingent athénien qui devait participer à la bataille. Il est probable que ces généraux ne tenaient pas particulièrement à ce que leurs troupes se distinguent dans la crainte de faire reprendre la guerre du Péloponnèse officiellement interrompue. Cela aussi a peut-être joué dans l'issue du combat.

Mais il y a d'autres facteurs à prendre en compte: en 418, l'armée lacédémonienne demeure la meilleure armée terrestre du monde grec. Elle est bien mieux entraînée et possède un encadrement plus qualifié et plus important que celle de n'importe quelle autre cité de cette époque. Là où les maladresses d'Agis ont fait peser un danger, ce sont peut-être les qualités militaires du hoplite lacédémonien qui ont permis d'éviter le désastre.

Le mythe de l'invincibilité spartiate mis à mal par l'affaire de Sphactérie est sauvé pour près d'un demi-siècle, jusqu'à la bataille de Leuctres (371), mais l'alerte a été chaude. Des renforts eléens et athéniens de 4000 hoplites sont arrivés peu après la bataille. S'ils avaient été présents plus tôt, ils auraient certainement fait changer la victoire de camp. Malgré leur victoire, expliquera plus tard Alcibiade des lacédémoniens, ils ne peuvent pas (...) reprendre confiance et assurance[14].

Maintenant que Sparte est parvenue, non sans peine, à conserver sa domination terrestre, sa victoire sur Athènes n'en est pas pour autant acquise. Ce n'est qu'en faisant perdre à sa rivale la maîtrise des mers qu'elle pourra l'emporter. Ce ne sera chose faite que 13 ans plus tard, à l'Aigos Potamos en 405.

Amphisbène


Notes

[1]. Rien à voir en dehors du lieu, bien entendu, avec la célèbre bataille qui, en 362, avec la mort d'Epaminondas, met fin à l'hégémonie de Thèbes sur l'Hellade.

[2]. Thucydide V,61-62.

[3]. Thucydide V,64.

[4]. Thucydide V,63.

[5]. Thucydide V,65.

[6]. Thucydide V,65.

[7]. Thucydide V,65.

[8]. Donald Kagan, The Peace of Nicias and the Sicilian Expedition, V, p. 124.

[9]. Donald Kagan, The Peace of Nicias and the Sicilian Expedition, V, p. 123.

[10]. Thucydide V,71.

[11]. Thucydide V,72.

[12]. Thucydide V,72-73.

[13]. Donald Kagan, The Peace of Nicias and the Sicilian Expedition, V, p. 131-132.

[14]. Thucidyde VI,16.