Les hoplites et l'organisation des armées terrestres de la guerre du Péloponnèse

La Grèce était et est toujours un pays montagneux. L'importance du relief et la faible étendue des plaines (il faut toutefois en excepter la Thessalie) semblaient devoir imposer à l'Hellade une pratique militaire reposant sur l'usage de troupes légères cherchant, avec leur mobilité, à tirer parti de la nature du terrain.

En fait, à l'époque classique, ce n'est pas en montagne mais en plaine que se concentrent les combats. A cette époque, en effet, la stratégie militaire hellénique repose sur l'utilisation de l'infanterie lourde, celle des hoplites, qui était particulièrement mal adaptée au combat en terrain accidenté.

Lourdement équipés, les hoplites étaient bien protégés par leurs armures. Armés pour le seul combat au corps à corps, ils devaient l'essentiel de leur puissance à la cohésion de leurs unités. Véritables souveraines du champ de bataille classique, les formations de hoplites étaient cependant vulnérables au moindre accident de terrain qui avec leur ordre de bataille leur faisait presque inévitablement perdre l'essentiel de leur force offensive. C'est pour cette raison que les armées helléniques du Ve siècle livraient presque toujours bataille en plaine.

Presque toutes les tentatives visant à faire combattre des hoplites dans d'autres conditions furent de cuisants échecs. En 426[1], le stratège Démosthènes qui comptait attaquer la Béotie à revers voit ses hoplites repoussés d'Etolie avec de lourdes pertes par quelques bandes de montagnards mal équipés. En 423[2], l'infanterie lourde athénienne voyant ses rangs désorganisés par l'ascension d'une colline doit renoncer à attaquer Mendè.

Quand on sait que pour aller d'une cité à une autre, il fallait généralement suivre des routes de montagne qui souvent n'étaient que de simples sentiers de chèvres, on peut s'étonner qu'aucune Cité n'ait entrepris de défendre son territoire avant que l'envahisseur n'atteigne la plaine où elle avait ses cultures. Xénophon rapporte comment une armée d'invasion en marche fut surprise en montagne par la tempête et littéralement désarmée sous l'action du vent. Il est clair qu'en tentant des embuscades en quelques lieux bien choisis, des troupes légères auraient été en mesure d'infliger de lourdes pertes à des hoplites ennemis en déplacement bien avant qu'ils n'atteignent un endroit leur permettant de se déployer.

En dépit de l'absence de toute mesure, même dilatoire, contre l'ennemi en déplacement en zone de montagnes, il existait cependant une infanterie légère chez les hellènes. Etant moins bien considérée que l'infanterie lourde, elle était aussi moins motivée et bien moins entraînée. De plus, n'ayant pas d'encadrement digne de ce nom, il lui manquait l'autonomie nécessaire pour prendre des initiatives militaires. Elle était donc, conformément à la tradition militaire, condamnée à ne servir que de troupe d'appoint aux hoplites.

Au peu d'importance que les hellènes donnaient à l'infanterie légère, plusieurs tentatives d'éclaircissements ont été proposées par les historiens.

Pour les uns[3], l'explication pourrait être économique. La plupart des Cités tiraient l'essentiel de leur subsistance de la plaine entourant leurs murs. Par conséquent, en cas d'invasion ennemie, la stratégie de la cité consistait à vouloir vaincre l'envahisseur sans qu'il puisse mettre en péril les cultures de la campagne environnante, ni en les détruisant, ni en forçant les paysans à rester durablement en armes et éloignés de leurs terres. Pour cela il s'agissait d'une part de repousser l'armée ennemie et d'autre part de le faire rapidement. D'où l'idée de donner très vite une unique bataille, en plaine, et dont l'issue serait en même temps celle de la guerre. En cas de succès du défenseur, la menace d'invasion est écartée pour au moins un an sans destruction importante des récoltes. En cas de succès de l'envahisseur, au contraire, ce dernier tient le défenseur à sa merci par le contrôle qu'il a de ses cultures et peur donc le contraindre rapidement à une paix avantageuse pour l'attaquant. Ainsi les troupes de l'envahisseur peuvent en avoir fini à temps pour rentrer au pays suffisamment tôt pour leur propre récolte. Il faut noter cependant, qu'au Ve siècle, ce schéma de guerre ne s'applique ni à Athènes, capable de suppléer par le commerce aux destructions de ses récoltes, ni à Lacédémone, dont l'armée est professionnelle et qui, de ce fait, n'a pas besoin de rentrer au pays pour les travaux de la terre, mais il veut expliquer le pourquoi de la tradition hellénique dans le domaine de la guerre terrestre.

Pour d'autres historiens[4], la cause du rôle réduit de l'infanterie légère dans l'armée grecque pourrait être plus sociale et politique qu'économique. D'un point de vue social, les hoplites étaient des citoyens suffisamment aisés pour payer leur matériel personnel. En temps de paix, chacun conservait donc chez lui son matériel lourd mais réduit. De cette manière l'Etat n'avait pas besoin de disposer de stocks d'armes qui auraient pu tomber entre les mains d'ambitieux et de séditieux. Ainsi l'armement des hoplites ne pouvait pas constituer un grand danger pour la stabilité intérieure de la Cité. S'il y avait eu une infanterie légère à la place des hoplites, la Cité aurait été contrainte de constituer des réserves d'armes de jet. Un hoplite n'a besoin pour combattre que d'une épée, d'un bouclier et d'une armure mais un javelotier peut avoir besoin d'une grande quantité de javelots s'il ne veut pas risquer de se retrouver désarmé pendant le combat. Mais, pour que l'armée en campagne dispose de réserves de javelots, il aurait bien fallu qu'en temps de paix l'Etat ait constitué ces réserves dont l'existence pourtant peut se révéler une menace pour la Cité. Par ailleurs, si on excepte Lacédémone, les armées helléniques n'étaient pas professionnelles au Ve siècle. Or la constitution d'une infanterie légère efficace aurait nécessité un entraînement bien plus important que celui donné aux hoplites. Les embuscades et les escarmouches demandent plus d'initiative aux soldats que la participation à une formation serrée de hoplites.

Une infanterie légère de qualité aurait nécessité non seulement aux soldats un entraînement plus important que les citoyens n'étaient prêts à le supporter, mais aussi un corps d'officiers nombreux et compétents. Inévitablement, il aurait donc fallu recourir à une armée professionnelle. Coupée des autres citoyens, cette armée aurait alors pu devenir en temps de paix une menace déstabilisatrice pour la Cité.

On le voit, la constitution et l'organisation des armées helléniques terrestres de la guerre du Péloponnèse semble avoir été dictée au moins autant par des raisons économiques et de politique intérieure que par des raisons militaires.

Amphisbène


Notes

[1]. Thucydide III,97-98.

[2]. Thucydide IV,129.

[3]. Cf. Grundy, Thucydides, IX et X.

[4]. Cf. Gomme, A historical commentary on Thucydides, tome I.