Le conservatisme de Périclès

Chacun semble s'accorder pour voir en Périclès le dirigeant politique éclairé qui a su mener Athènes à l'apogée de sa puissance et de sa gloire.

Beaucoup plaide, il est vrai, en faveur de cette vision: la durée du pouvoir politique de Périclès, les chefs-d'oeuvre de l'Art qu'il a fait édifier sur l'Acropole, l'activité littéraire d'auteurs Athéniens aussi fameux que Sophocle et Euripide, la venue à Athènes des plus grands esprits et des plus grands artistes de Grèce ou la puissance de la Ligue de Délos dirigée par Athènes et dont témoignent les tributs des alliés.

Force est pourtant de constater que ce moment privilégié de l'histoire d'Athènes s'explique avant tout par les décennies qui ont précédé l'entrée de Périclès en politique.

Thucydide explique la Guerre du Péloponnèse qui débute à la fin de la carrière de Périclès par la puissance Athénienne. Pour expliquer cette puissance, il commence son histoire de la guerre par une analyse des cinquante ans qui l'ont précédée. C'est qu'en dépit de l'éloge appuyé qu'il fait de Périclès, l'historien ne lui attribue pas la paternité d'une puissance qui remonte à la place prise par les Athéniens dans la victoire des hellènes dans la deuxième guerre médique et à la constitution de la Ligue de Délos originellement dirigée contre la Perse.

Lorsque Périclès arrive au pouvoir, les innovations qui ont permis à Athènes de devenir la première puissance du monde hellénique sont déjà du passé. Thémistocle a déjà depuis longtemps transformé Athènes en puissance maritime, Aristide a déjà depuis longtemps transformé l'alliance contre la Perse en Empire naval Athénien, Ephialte, enfin, a déjà su donner à la démocratie Athénienne sa forme la plus achevée.

En arrivant au pouvoir, Périclès avait deux alternatives: il pouvait tenter de poursuivre dans la même voie audacieuse que ses prédécesseurs ou, au contraire, se contenter de consolider leur prestigieux héritage.

Que ce soit en politique intérieure ou en politique extérieur, Périclès semble avoir opté pour la seconde option. Au radicalisme de ses illustres devanciers, il a en effet préféré le conservatisme.

Ce choix de Périclès est visible tant en politique intérieure qu'en politique extérieure.

A l'intérieur, alors que la nature démocratique du régime se renforce continuellement depuis la chute des Pisistratides en 510 avant notre ère jusqu'à la réforme de l'Aréopage initiée par Ephialte vers 460, ce mouvement s'interrompt et même s'inverse avec Périclès. Alors que depuis Clisthène, la tendance est à l'extension de la citoyenneté, Périclès fait voter une loi restrictive qui, en 451, aboutit à une forte réduction du corps civique. Cette loi est un tournant conservateur en ce qu'elle prend le contre-pied de la politique radicale menée jusqu'alors. Avec cette loi, les métèques installés à Athènes et les habitants des Cités alliées de la Ligue de Délos apprennent que désormais ils ne pourront en aucun cas espérer l'égalité de droit avec les citoyens Athéniens. Athènes préfère en effet se replier sur elle-même plutôt que de tirer la conclusion politique de sa transformation en Empire. Désormais, les dirigeants des Cités alliées seront donc de plus en plus hostiles à la domination Athénienne. Au lieu de participer à l'édification d'un grand Etat grec fédéral, ils n'auront donc de cesse de quitter la Ligue de Délos à la première occasion, ce qui se traduira bientôt par des révoltes ouvertes comme celles de l'Eubée en 446, de Samos en 440 ou de Potidée en 432.

En politique extérieure, le conservatisme Péricléen n'est pas moins net. De 480 aux années 450, la politique Athénienne se caractérise par un expansionnisme perpétuel. Vers 455 Athènes est devenue une puissance navale et terrestre majeure. Outre la Ligue de Délos, elle contrôle des puissances terrestres comme Mégare et la Béotie. Bénéficiant de l'alliance d'Argos, elle est capable de mettre en péril Lacédémone et sa ligue du Péloponnèse. Forte du soutien de ses alliés, elle menace les intérêts Perses jusqu'à Chypre et jusqu'en Egypte.

L'accession de Périclès au pouvoir dans les années 450, coïncide avec la fin de l'expansionnisme Athénien. Avec la paix de Callias en 448, les Athéniens abandonnent leurs visées sur la Perse. Avec la paix de 30 ans conclue en 446, Périclès renonce à faire de sa Cité une puissance terrestre susceptible de rivaliser un jour avec Sparte.

Après le débordement d'Athènes hors de ses frontières d'Empire naval vers 460, voici donc venu avec Périclès le temps du repliement sur cet Empire maritime. On laisse donc retomber l'Egypte sous la coupe Perse. On abandonne donc également la Béotie et la Mégaride à la Ligue du Péloponnèse dirigée par Sparte.

Sous prétexte de consolidation de l'Empire naval, les Athéniens commencent sous la direction de Périclès à négliger le reste du monde. Cette nouvelle orientation ne se traduit pas seulement par la conclusion de paix désavantageuses avec la Perse et avec la Ligue du Péloponnèse mais aussi par le déclin du commerce Athénien avec l'ensemble des marchés extérieurs à la sphère d'influence Athénienne immédiate. Alors qu'avant 450 les produits Athéniens dominent le marché des céramiques en Sicile, Grande Grèce et Espagne, après cette date, on les voit disparaître presque entièrement de ces régions.

Au moment du déclenchement de la Guerre du Péloponnèse en 431, Périclès persiste dans ses choix de repli sur la Ligue de Délos et préconise une stratégie défensive visant à la fois à éviter toute confrontation militaire majeure et toute tentation d'expansionnisme.

S'il est vrai, comme on l'a dit de l'Empire Romain, qu'un empire ne peut rester stable mais qu'il doit nécessairement s'étendre ou décliner, alors le déclin de la puissance Athénienne ne remonterait ni à la défaite de 404, ni à l'échec de l'expédition de Sicile en 413, ni même à la Grande Peste d'Athènes de 429, mais à l'arrivée au pouvoir de Périclès dont les choix politiques conservateurs et dénués d'audace pourraient bien avoir marqué le début de la fin pour l'hégémonie Athénienne.

Ainsi si l'apogée artistique et intellectuelle d'Athènes coïncide sans doute effectivement avec la période durant laquelle Périclès domine la politique Athénienne, il n'en va pas forcément de même dans les domaines de l'innovation politique et de la puissance extérieure. Comme plus tard la majeure partie des historiens, la plupart des contemporains n'en ont cependant probablement guère eu conscience.

Il est vraisemblable que la conjonction du prestige accumulé par Athènes depuis les Guerres Médiques et des indéniables qualités oratoires et intellectuelles de Périclès ont caché à la plupart des observateurs Athéniens contemporains à la fois la nature conservatrice de la politique menée et le début du déclin de la Cité. Pour prendre un exemple récent, on pourrait comparer cette illusion des citoyens Athéniens à celle qui a fait qu'au XVe siècle l'Europe entière a cru que Laurent de Médicis devait son pouvoir politique à la puissance de son Empire financier alors qu'en fait c'était son pouvoir politique qui lui permettait de soutenir à coup de subventions un Empire financier au bord de la banqueroute.

En ce qui concerne les autres contemporains grecs, c'est probablement le décalage entre Athènes et le reste du monde hellénique qui contribue à occulter la réalité du conservatisme péricléen. Conservateur, en effet, Périclès l'est d'un point de vue Athénien. Son conservatisme intègre donc certains des éléments les plus novateurs de la politique Athénienne des décennies qui ont précédé son action politique. Tout en mettant un frein à leur développement, il ne renonce en effet nullement aux acquis hérités de ses prédécesseurs que représentent la Démocratie et l'Impérialisme. Athènes est en effet tellement à cent lieux du reste du monde grec que ces acquis déjà anciens continuent de paraître révolutionnaires aux yeux de la plupart des hellènes. En les intégrant à sa politique conservatrice, Périclès donne donc faussement l'impression d'être un radical et un novateur.

Pour ce qui est de la postérité, enfin, son opinion est très largement tributaire du témoignage de Thucydide. Ce sont en effet des jugements de l'historien de la Guerre du Péloponnèse et des discours que ce dernier lui a prêté que Périclès tire l'essentiel de sa réputation de démocrate et d'homme d'Etat. Quand on songe que Thucydide est lui-même un conservateur, l'ennemi de Cléon et des démocrates extrêmes, qu'il a condamné les menées impérialistes d'Alcibiade et approuvé le projet de constitution oligarchique des cinq milles, on se doute que s'il fait l'éloge de Périclès ce n'est nullement pour célébrer un démocrate et un impérialiste radical mais bien parce qu'il se reconnaît dans son conservatisme politique.

Le conservatisme politique de Périclès une fois admis faut-il le lui reprocher? Faut-il considérer qu'en freinant le développement de la démocratie et de l'Empire, il soit finalement l'initiateur du déclin de sa Cité? Faut-il au contraire considérer que sa prudence a permis de préserver durablement une situation historique exceptionnelle que tout autre politique aurait condamné, brisant ainsi dans l'oeuf l'occasion unique dont le monde grec avait besoin pour concrétiser son apogée intellectuelle et artistique?

Nul doute, en tout cas, qu'il ne faille précéder tout jugement sur la carrière publique de Périclès d'une réévaluation de ses objectifs, de son action et de son bilan politique.

Amphisbène