L'Empire perse et la guerre du Péloponnèse: le rôle de la flotte phénicienne

Quand Darius II accède au pouvoir en 424, la guerre du Péloponnèse entre les cités grecques fait déjà rage. A l'époque, l'Empire perse était sorti très affaibli des guerres médiques. Le Grand Roi avait été forcé d'abandonner les villes grecques d'Ionie faisant partie de la Ligue, et les soldats perses ne pouvaient plus dépasser l'Halys, ce qui représentait un grave recul pour l'Empire.

A l'inverse de son père, Artaxerxès Ier, qui, à la fin de sa vie, s'était désintéressé des affaires grecques, Darius II va mesurer l'importance vitale des événements du Péloponnèse pour le prestige de l'Empire. Tout son règne sera traversé d'intrigues et de corruption que provoque son or qui jette Athènes contre Sparte dans la poursuite de la guerre. Celle-ci a été, jusqu'à un certain point, un succès politique pour l'Empire, une revanche des guerres médiques.

Du point de vue militaire, l'Empire perse pouvait très bien intervenir dans le conflit en engageant ses forces navales d'un côté ou de l'autre. Sa puissance maritime reposait essentiellement sur la flotte phénicienne, dont le rôle fut permanent durant la période classique (479-405).

Au cours de la première moitié du Ve siècle, la flotte phénicienne ne connut pas les succès de la période archaïque: elle fut battue à différentes reprises par les Athéniens et leurs alliés. En 479, elle était même en disgrâce, mais Diodore mentionne sa réutilisation par les Perses, neuf ans plus tard.

La seule victoire phénicienne dont on ait connaissance eut lieu à la fin de la campagne d'Egypte en 454. Auparavant, l'Eurymédon (466) avait été une lourde défaite pour les Phéniciens qui, selon Thucydide, auraient perdu 200 trières. Diodore relate la victoire remportée par les Athéniens et leurs alliés à Salamine de Chypre en 450, où les navires phéniciens furent poursuivis jusqu'en Phénicie.

Comment expliquer cette longue série de défaites navales phéniciennes après les brillants succès du début du Ve siècle? Les trières grecques étaient-elles devenues techniquement plus performantes que les vaisseaux phéniciens? Il n'y a pas lieu de le penser, sauf dans le cas particulier d'un combat naval en baie relativement fermée, par vent fort et forte houle: les vaisseaux phéniciens, plus hauts et moins stables que les trières grecques, étaient plus vulnérables.

Les cités phéniciennes étaient-elles alignées de bon gré sur la politique extérieure perse, et combattaient-elles avec la même ardeur? De toute façon, la flotte phénicienne ne dominait plus la Méditerrannée orientale.

Pendant le deuxième moitié du Ve siècle, c'est à dire la période qui nous intéresse ici, la flotte phénicienne n'intervint jamais, et joua cependant un rôle important dans la politique perse en Méditerrannée orientale, tantôt brandie comme une menace, tantôt promise comme un secours inespéré. Dans les événements de Samos de 441-439, il était question que le satrape Pissouthnès l'envoyât soutenir les aristocrates samiens contre Athènes, d'après Thucydide et Diodore, mais son rôle n'est pas clair dans cette affaire: on en parle beaucoup, mais on ne la voit pas. Cette flotte aurait avancé vers Caunos, violant ainsi la deuxième clause de la paix de Callias, avec l'intention de se porter au secours des Samiens, mais on la chercha en vain sans la trouver. Peut-être n'intervint-elle pas, en fin de compte, parce que l'affaire de Samos, capitale pour les Athéniens, était tout à fait marginale pour les Perses.

Pendant les nombreux événements de Samos de 412-409, dont les principaux acteurs furent le roi des Perses par satrapes interposés (Tissapherne et Pharnabaze) et les cités grecques (surtout Athènes et Sparte), la flotte phénicienne joua, plus encore qu'avant, son rôle énigmatique, celui de flotte-fantôme, espérée par les uns et redoutée par les autres.

A cette époque, Sparte qui recherchait depuis longtemps l'alliance perse, venait de conclure avec le Grand Roi le traité d'alliance de Milet (été 412). Pour la Perse, il s'agissait de tirer parti de la défaite athénienne de Syracuse (413), pour récupérer les cités ioniennes qui se trouvaient sous le contrôle d'Athènes depuis 479.

A la suite de ce traité, Sparte devait donc abandonner aux Perses les cités grecques d'Asie contre un appui financier destiné à renouveler sa flotte.

Voici en tout cas les événements de 412-409 tels que rapportés par Thucydide et Diodore (avec quelques divergences). Le satrape Tissapherne était le plus capable et le moins scrupuleux des diplomates perses au service du Grand Roi. C'était lui qui décidait de l'envoi de cette fameuse flotte phénicienne, promise aux Lacédémoniens (c'est à dire ceux de Sparte).

Côté athénien, Alcibiade tient un langage de dupes. Il change de discours à l'assemblée athénienne de Samos: Tissapherne lui aurait promis que la flotte phénicienne viendrait plutôt au secours des Athéniens; Alcibiade aurait inventé cette histoire pour se faire nommer stratège. Il voulait sans doute aussi discréditer Tissapherne auprès des Lacédémoniens et l'obliger ainsi à soutenir les Athéniens. Ce passage de Thucydide précise, pour la première fois, la position de la flotte tant attendue (Aspendos), ainsi que le nombre de trières phéniciennes (150). Le discours mensonger d'Alcibiade a produit la moitié des résultats qu'il escomptait: Tissapherne a été complètement discrédité auprès des Lacédémoniens, mais il a essayé de se réhabiliter en envoyant (ou en faisant encore semblant d'envoyer) la flotte phénicienne à leur secours. En apprenant la nouvelle, Alcibiade se hâta lui aussi vers Aspendos pour ramener la flotte phénicienne dans son camp ou, au moins, l'empêcher d'aider les Lacédémoniens.

Les événements de l'automne 411 décrits par Thucydide et Diodore sont similaires à ceux de l'été 412: espoir de le venue de la flotte pour les Lacédémoniens, démarches athéniennes auprès de Tissapherne pour renvoyer la flotte en Phénicie, retour triomphal d'Alcibiade à Samos, qui prétend avoir contribué au renvoi de la flotte, et tentatives d'explications de Tissapherne aux Péloponnésiens sur sa fameuse promesse d'aide.

Pourquoi Tissapherne n'envoyait-il donc jamais cette flotte? Sans doute le Grand Roi ne désirait-il pas voir suspendre trop longtemps chez la flotte phénicienne sa fonction de surveillance de l'Egypte; l'agitation de l'Egypte et de la Judée devait préoccuper Darius II bien plus que le conflit du Péloponnèse, somme toute marginal pour l'Empire perse. Peut-être Tissapherne suivait-il le conseil d'Alcibiade, ne désirant accroître ni la puissance d'Athènes ni celle de Sparte.

D'autre part, l'embarras croissant de Tissapherne, qui ressort des textes grecs, indique peut-être qu'il n'était pas réellement en mesure d'envoyer la flotte phénicienne, car les Phéniciens, restés loyaux envers le Grand Roi attendaient directement de celui-ci un ordre pour agir.

Quoi qu'il en soit, on sait que, grâce à l'or perse, la flotte du Péloponnèse finira par bloquer les détroits, coupant ainsi l'approvisionnement en blé d'Athènes qui sera obligée de capituler.

Quant à la flotte phénicienne, elle aura l'occasion de s'illustrer un peu plus tard, à la bataille de Cnide en août 394. Cette fois, ce seront les Athéniens qui bénéficieront de sa participation. Diodore raconte que le roi perse Artaxerxès II donna à l'Athénien Conon une flotte composée d'une escadre phénicienne de 80 navires, commandée par le roi de Sidon. La flotte spartiate fut complètement détruite, et les Athéniens accueillirent en héros les Sidoniens, principaux artisans de cette victoire.

Cadmus