Les jardins de Samarkand

Samarkand est célèbre pour sa mosquée de Bibi Hanum, l'une des plus vastes que connaît l'Islam et qui renferme le premier Coran, pour son palais bleu qui sert de résidence à l'émir astronome qui dirige la Cité, pour sa nécropole, le Char-i Zindeh aux céramiques sans égales dans cette partie du monde, pour le Registan, la place centrale d'où rayonnent de larges avenues si différentes des ruelles étroites et sinueuses des autres métropoles de l'orient. Qui croira en visitant la ville qu'il s'agit de la métropole de Tamerlan, que les palais qu'on admire sont ceux qu'il a fait construire, qu'Ulu Beg l'astronome qui dirige la Cité est aussi le petit fils du grand conquérant?

Fatigué de la vaine agitation des hommes et de leur fureur, ce n'est cependant pas en admirant les palais de Samarkand que j'ai cherché la paix mais dans les magnifiques jardins qui l'entourent.

De toute part en effet s'étendent d'immenses jardins, si vastes dit-on qu'on pourrait s'y perdre pendant des jours et des jours.

Au nord se trouve le Bag-i Chamal. On y trouve un pavillon, autrefois résidence secondaire de l'émir, aujourd'hui déserté. La splendeur de ce pavillon recouvert de faïence ne se laisse pas décrire par les mots. Retenu par je ne sais quelle pudeur je n'osais troubler par ma présence le bâtiment désert: je restai donc à distance. Pendant une semaine, j'errai sans but sur les pelouses du Bag-i Chamal ne rencontrant guère qu'un jardinier de l'émir de temps à autre. J'espérais trouver en ce lieu la sérénité qu'aucune Cité ne pouvait plus m'apporter. Je tentais d'y oublier ma vie à Bagdad. Hélas, la perte d'un être cher ne se laisse pas aussi simplement distraire.

La semaine suivante, je visitais un autre jardin, le Bagh-i Dilafcha ou jardin qui ouvre le coeur. Des allées de sycomores et d'arbres fruitiers y mènent à un pavillon entouré de colonnes de marbres blancs. On raconte que c'est là que les prédécesseurs d'Ulu Beg recevaient les ambassadeurs. Ce jardin prétendument supérieur aux autres me plut moins que le Bag-i Chamal situé plus au nord. Sans doute le deuil empêchait-il mon coeur de s'ouvrir pleinement aux splendeurs de ce jardin. Je ne passais donc qu'une journée à visiter ce jardin.

Dès le lendemain j'entrepris l'exploration d'un autre jardin, le Bagh-i Tchinar, un magnifique jardin de platanes. Je trouvais plus de paix dans ce jardin que dans nul autre. Pendant les deux semaines que j'y déambulais, je ne rencontrai pas âme qui vive. Je n'y vis ni jardinier ni visiteur et, compte tenu de mon état d'esprit du moment, j'en remercie le Dieu clément et miséricordieux. On prétend que lors de la Nuit des Nuits, l'eau deviendra plus douce dans les cruches. Pour moi le Bagh-i Tchinar est le jardin des jardins et sans effacer mon amertume il la rendit plus douce. Quel paradoxe que ce soit le redouté Tamerlan qui soit à l'origine de ce merveilleux jardin et des autres. Dieu est vraiment tout puissant.

Un matin, pris d'une inquiétude soudaine, je décidai cependant de ne plus prendre la direction du Bagh-i Tchinar. J'avais été bien téméraire de troubler si longtemps la paix des platanes. Mieux valait maintenant les laisser retourner à un silence et à une solitude qui ne sont pas pour l'homme. Je pris alors le chemin du Bagh-i Behecht ou jardin du paradis puis, sentant que mon affliction ne saurait s'accommoder d'un endroit au nom si enchanteur, je me ravisai.

Je pris alors la direction du Bagh-i Nov ou jardin neuf. Délimité par de hautes murailles et, aux angles, par de grandes tours rondes, ce jardin était d'un accès moins aisé que les autres. Complètement abandonné, ce jardin n'avait nul garde pour en protéger l'entrée. En son centre, un vaste pavillon décoré de carreaux émaillés bleu et or et environné de grands arbres se reflétait dans l'eau d'un bassin. M'asseyant à l'ombre d'un de ces arbres, je contemplai à loisir l'eau calme du bassin. Quoique de l'extérieur les murs lézardés de l'enceinte puissent suggérer un mauvais entretien du jardin, cette impression était démentie par la vision qui s'en offrait à moi de l'intérieur.

Le soir venu, j'allais partir quand je vis à quel point le ciel était menaçant. La journée avait été belle mais la pluie menaçait maintenant de rendre encore moins praticable, surtout dans l'obscurité qui n'allait pas tarder à s'installer, le chemin malcommode qui menait à la ville. C'est à ce moment que je vis une lumière provenant du pavillon central dont, de la journée, je ne m'étais pas approché. L'émir astronome de la Cité venait peut-être chercher dans ce jardin la solitude en grand secret. Plus prosaïquement, cependant, je me dis que ce pavillon abandonné devait servir de refuge aux nombreux jardiniers qui devaient être nécessaires pour entretenir un aussi beau jardin. Je m'étonnais d'ailleurs de n'en avoir vu aucun de la journée. Auraient-ils bénéficié ce jour là d'un jour de congé?

La pluie qui commençait à précipiter devait être un bienfait considérable pour un jardin comme celui-ci mais, il me fallait trouver un abri; je pris donc la direction du pavillon central.

Je ne m'étais pas trompé. Il y avait bien quelqu'un dans le bâtiment. Un vieil infirme boiteux couvert de cicatrices m'ouvrit la porte. Il proposa de m'héberger pour la nuit et me demanda de partager son repas. Je me dis qu'il devait s'agir d'un vieux jardinier installé là depuis des années, probablement un ancien invalide de guerre à en juger par ses graves cicatrices. Il dit s'appeler Timur, nom convenant à son âge, car, de nos jours, un bon musulman ne donnerait pas à son fils un tel nom chamanique.

Pour un jardinier, mon hôte avait une excellente connaissance de l'histoire de Samarkand. Il me peignit la longue histoire de la Cité. Il m'apprit que depuis la plus haute antiquité, la Cité était localisée sur la plateau d'Afrasiyab aujourd'hui situé hors de la ville. Iskander Zul Qarnain (Alexandre bicorne de Macédoine) y séjourna plusieurs fois. C'est pendant l'un de ces séjours que, sous l'emprise de la boisson, il tua de sa main l'un de ses meilleurs amis qui lui faisait des reproches. Les conduites amenant l'eau sur le plateau d'Afrasiyab furent détruites avec la ville lors de l'arrivée des soldats de Gengis Khan. Si presque aucun bâtiment ne subsista après l'invasion, les massacres furent moins systématiques qu'à Bagdad: une partie de la population fut épargnée et reconstruisit la ville à l'emplacement qu'elle occupe aujourd'hui.

Interrogé sur le grand conquérant qui fit de Samarkand la capitale de son Empire, il m'enchanta et m'horrifia tout à la fois par les descriptions de l'armée du grand Emir. Il me décrivit le grande chevauchée des cavaliers de Tamerlan contre le Khanat de la horde d'or, contre le Mogholistan, contre les Ottomans et les Mamelouks. Nul doute que ce jardinier ait participé aux campagnes du grand Emir qui fit trembler l'Asie. En écoutant le récit de mon hôte, je crus entendre le fracas des armes, le sabot des chevaux et les râles des mourants. Je crus voir le martyr de Delhi et les minarets constitués avec les crânes des rebelles de Hérat. Durant une escarmouche avec des cavaliers géorgiens, une flèche m'effleura le visage. Avec mon hôte je ressentis comme une trahison l'abandon de l'expédition contre la Chine à laquelle mit fin la disparition de Tamerlan.

Le matin venu, je remerciai mon hôte et je quittai le pavillon du Bagh-i Nov qui, dit-on, fut après le palais bleu la résidence préférée du grand conquérant à Samarkand. Fatigué mais encore sous le charme des récits du boiteux, je décidai de rester en ville ce jour là.

Le lendemain je voulus revoir le jardinier du Bagh-i Nov mais je ne vis personne. Le pavillon était désert et semblait abandonné depuis des années. Aucune trace de mon hôte et du festin qu'il m'avait offert. Une rapide enquête me permit d'établir qu'au palais d'Ulu Beg, on ne connaissait nul jardinier boiteux entretenant le Bagh-i Nov. Le maître étant plus intéressé par les astres que par les jardins, on n'entretenait d'ailleurs plus ce jardin.

J'ai beaucoup réfléchi à cette nuit passée dans le pavillon du Bagh-i Nov. Quel peut bien être cet ancien guerrier que j'ai rencontré et qui a participé à toutes les campagnes de Tamerlan? Je n'ose plus faire de conjecture sur l'identité réelle de cet infirme que j'ai pris pour un jardinier mais il est certain que son apparence correspond en tout points à la description que l'on donne de l'ancien maître de Samrkand: Timur le boiteux ou Timur Leng (Tamerlan). Le plus probable serait que j'ai rêvé tout cela. Mais, dans ce cas, comment expliquer la cicatrice causée pendant cette folle nuit par une flèche géorgienne et que je conserve depuis lors?

Amphisbène